8

Les audiences de la reine mère Touya avaient été éprouvantes ; en l’absence de son mari, parti inspecter les lignes de défense de la frontière nord-est, elle avait reçu le vizir, le directeur du Trésor, deux chefs de province et un scribe des archives. Autant de problèmes urgents à résoudre sur l’heure, en tentant d’éviter les impairs.

Séthi était de plus en plus préoccupé par l’agitation permanente des petites communautés d’Asie et de Syro-Palestine, que les Hittites [3] encourageaient à se révolter ; d’ordinaire, une visite protocolaire de Pharaon suffisait à calmer des roitelets en mal de palabres.

Fille d’un officier de la charrerie, Touya n’appartenait ni à une lignée royale ni à une noble ascendance, mais elle s’était vite imposée à la cour et au pays par ses qualités propres. Elle avait une élégance naturelle : un corps très mince, un visage aux grands yeux en amande sévères et perçants, un nez fin et droit lui conféraient une allure hautaine. Comme son époux, elle imposait le respect et ne tolérait aucune familiarité. Le rayonnement de la cour d’Egypte était sa préoccupation essentielle ; de l’exercice de ses responsabilités dépendaient la grandeur du pays et le bien-être de son peuple.

A l’idée de recevoir Ramsès, son fils préféré, la fatigue s’envola. Bien qu’elle eût choisi le jardin du palais comme cadre de l’entrevue, elle avait gardé sa longue robe de lin au liséré d’or, une cape courte plissée sur les épaules, un collier d’améthystes à six rangs et une perruque de mèches torsadées, parallèles et de même grosseur, cachant les oreilles et la nuque. Comme elle aimait se promener entre les acacias, les saules et les grenadiers, au pied desquels poussaient bleuets, pâquerettes et pieds-d’alouette ! Il n’était pas de plus belle création divine qu’un jardin, où toutes les créatures végétales chantaient, au long des saisons, la louange de Dieu. Matin et soir, Touya s’accordait quelques minutes de rêverie dans ce paradis avant de se préoccuper des devoirs de sa charge.

Quand Ramsès vint vers elle, la reine fut étonnée. En quelques mois, il était devenu un homme d’une beauté remarquable. À sa vue, une sensation s’imposait : la puissance. Certes, demeuraient encore quelques traces d’adolescence, dans la démarche ou les attitudes, mais l’insouciance de l’enfant avait disparu.

Ramsès s’inclina devant sa mère.

— Le protocole t’interdirait-il de m’embrasser ?

Il la serra quelques instants dans ses bras ; comme elle lui sembla fragile !

— Te souviens-tu du sycomore que tu as planté, lorsque tu avais trois ans ? Viens l’admirer, il se porte à merveille.

Touya sut très vite qu’elle ne parviendrait pas à calmer la colère sourde de son fils ; ce jardin, où il avait passé de nombreuses heures à prendre soin des arbres, lui était devenu étranger.

— Tu as subi une rude épreuve.

— Le taureau sauvage ou la solitude de l’été dernier ? Peu importe, au fond, puisque le courage est inefficace devant l’injustice.

— Aurais-tu à t’en plaindre ?

— Mon ami Améni a été accusé à tort d’insubordination et d’injure à un supérieur. À cause de l’intervention de mon frère, il a été renvoyé du bureau du scribe où il travaillait et condamné à des travaux pénibles aux écuries. Il n’en a pas la force ; ce châtiment inique le tuera.

— Voici de graves accusations ; tu sais que je n’apprécie guère les ragots.

— Améni ne m’a pas menti ; c’est un être droit et pur. Doit-il mourir parce qu’il est mon ami et a suscité la haine de Chénar ?

— Détesterais-tu ton frère aîné ?

— Nous nous ignorons.

— Lui te craint.

— Il m’a fermement convié à quitter Memphis au plus vite.

— Ne l’as-tu pas provoqué en devenant l’amant d’Iset la belle ?

Ramsès ne dissimula pas sa surprise.

— Tu sais déjà…

— N’est-ce pas mon devoir ?

— Serais-je épié en permanence ?

— D’une part, tu es un fils de roi ; d’autre part, Iset la belle est plutôt bavarde.

— Pourquoi se vanterait-elle d’avoir offert sa virginité à un vaincu ?

— Sans doute parce qu’elle croit en toi.

— Une simple aventure, pour narguer mon frère.

— Je n’en suis pas si sûre ; l’aimes-tu, Ramsès ?

Le jeune homme hésita.

— J’aime son corps, je souhaite la revoir, mais…

— Songes-tu à l’épouser ?

— L’épouser !

— C’est dans l’ordre des choses, mon fils.

— Non, pas encore…

— Iset la belle est une personne très entêtée ; puisqu’elle t’a choisi, elle ne renoncera pas de sitôt.

— Mon frère n’est-il pas un meilleur parti ?

— Tel ne semble pas être son avis.

— À moins qu’elle n’ait décidé de nous séduire, l’un et l’autre !

— Penses-tu qu’une jeune femme pourrait être aussi rouée ?

— Après les malheurs d’Améni, comment accorder sa confiance à quiconque ?

— Ne serais-je plus digne de la tienne ?

Ramsès prit la main droite de sa mère.

— Je sais que tu ne me trahiras jamais.

— Il existe une solution avantageuse, en ce qui concerne Améni.

— Laquelle ?

— Deviens scribe royal ; tu choisiras toi-même ton secrétaire.

 

Avec une obstination qui forçait l’admiration de Ramsès, Améni tenait bon, en dépit des efforts physiques qu’on lui imposait. Redoutant une nouvelle intervention du fils de Séthi, dont ils avaient découvert l’identité, les palefreniers ne le torturaient plus. L’un d’eux, repentant, chargeait moins les couffins et prêtait souvent main-forte au garçon trop frêle qui, néanmoins, dépérissait jour après jour.

Lorsque Ramsès se présenta au concours de scribe royal, il n’était pas prêt. L’examen avait lieu dans la cour jouxtant les bureaux du vizir ; des charpentiers avaient dressé des colonnettes en bois et tendu des étoffes pour protéger les concurrents du soleil.

Ramsès ne bénéficiait d’aucun privilège ; ni son père ni sa mère n’auraient pu intervenir en sa faveur, sous peine de violer la loi de Maât. Améni aurait tenté ce concours tôt ou tard ; Ramsès ne possédait ni ses connaissances ni ses talents. Mais il se battrait pour lui.

Un vieux scribe, s’appuyant sur un bâton, harangua les cinquante jeunes gens qui espéraient obtenir les deux postes de scribe royal offerts par l’administration centrale.

— Vous avez étudié afin d’obtenir une charge qui vous permettra d’exercer un pouvoir, mais savez-vous comment vous comporter ? Ayez des vêtements propres, des sandales immaculées, veillez sur votre rouleau de papyrus et bannissez la paresse ! Que votre main écrive sans hésitation, que votre bouche profère des paroles justes, ne vous lassez pas d’étudier et d’étudier encore, obéissez aux ordres de votre supérieur et n’ayez qu’un idéal : pratiquer correctement votre métier, être utile à autrui. Ne soyez pas indiscipliné ; un singe comprend ce qu’on lui dit, un lion peut être dressé, personne n’est plus stupide qu’un scribe dissipé. Contre l’oisiveté, un seul remède : le bâton ! Il ouvre l’oreille qui est sur le dos et remet les idées à leur bonne place. À présent, au travail.

On donna aux candidats une palette en bois de sycomore recouverte d’une fine couche de plâtre durci ; au centre, une cavité contenant des roseaux qui serviraient à écrire. Chacun dilua les pains d’encre rouge et noire dans un peu d’eau, et tous implorèrent le grand sage Imhotep, patron des scribes, en versant quelques gouttes d’encre à sa mémoire.

Pendant plusieurs heures, il fallut copier des inscriptions, répondre à des questions de grammaire et de vocabulaire, résoudre des problèmes de mathématiques et de géométrie, rédiger un modèle de lettre, recopier des classiques. Plusieurs candidats abandonnèrent ; d’autres manquèrent de concentration. Vint l’ultime épreuve, sous forme d’énigmes.

Sur la quatrième, Ramsès buta : comment le scribe transformait-il la mort en vie ? Il n’imaginait pas qu’un lettré disposât d’un tel pouvoir ! Aucune réponse satisfaisante ne surgit. Cette absence, ajoutée à d’inévitables erreurs de détail, risquait de l’éliminer. Son acharnement fut inutile ; la solution lui échappait.

Même s’il échouait, il n’abandonnerait pas Améni. Il l’emmènerait au désert, auprès de Sétaou et de ses serpents ; mieux valait risquer la mort à chaque instant plutôt que de survivre comme un prisonnier.

Un babouin descendit d’un palmier et s’introduisit dans la salle d’examen ; les surveillants n’eurent pas le temps d’intervenir, il sauta sur les épaules de Ramsès qui demeura placide. Le singe murmura quelques mots à l’oreille du jeune homme et disparut comme il était venu.

Pendant quelques instants, le fils du roi et l’animal sacré du dieu Thot, le créateur des hiéroglyphes, n’avaient formé qu’un seul être ; leurs pensées s’étaient jointes, l’esprit de l’un avait guidé la main de l’autre.

Ramsès lut la réponse qui lui avait été dictée : le grattoir en grès fin, avec lequel le scribe ôtait la couche de plâtre sur laquelle il avait écrit afin de la remplacer par une nouvelle couche, lui permettait de faire passer la palette de la mort à la vie, en la rendant de nouveau utilisable, comme neuve.

 

Améni souffrait tant qu’il ne parvenait plus à soulever le couffin ; ses os étaient sur le point de se briser, sa nuque et son cou plus raides qu’une branche morte. Même si on le battait, il n’aurait pas la force d’avancer. Comme le sort se montrait cruel ! Lire, écrire, tracer des hiéroglyphes, écouter les paroles des sages, recopier les textes qui avaient créé la civilisation… Quel merveilleux avenir il avait imaginé ! Une dernière fois, il tenta de déplacer la charge.

Une main puissante s’en chargea.

— Ramsès !

— Que penses-tu de cet objet ?

Le prince montra à son ami un porte-pinceaux en bois doré, en forme de colonne surmontée d’un lys à tête conique qui servait à polir une inscription.

— Il est magnifique !

— Il t’appartient, si tu déchiffres l’inscription.

— « Que le babouin de Thot protège le scribe royal…» Elle ne présente aucune difficulté !

— Moi, Ramsès, en tant que scribe royal, je t’engage comme secrétaire particulier.

Le fils de la lumière
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